|
|||
Exposé Intégral |
1 / Un simple transistor Tout commença en 1975 sur une plage de New York où un vacancier apparemment ordinaire passait la journée à venir s’installer innocemment à côté de baigneurs lézardant au soleil. Abandonnant son transistor sur sa serviette il s’approchait d’eux et leur tenaient alternativement les propos suivants : "Excusez-moi, je suis seul et je n’ai pas d’allumettes… auriez-vous l’amabilité de me donner du feu ?". Une fois sa cigarette allumée il remerciait et s’éloignait. A d’autres il disait au contraire "Excusez-moi, je dois m’absenter quelques minutes, pourriez-vous surveiller mes affaires ?" Il remerciait et s’éloignait. Aussitôt avait-il le dos tourné qu’un mauvais plaisant – qui était en fait son complice – en profitait pour lui subtiliser son transistor… Combien de baigneurs à votre avis empêchèrent-ils le larcin ? Notre vacancier, qui s’appelait Moriarty et qui était chercheur comptabilisa un pourcentage de 95 % d’interventions dans le groupe de baigneurs à qui il avait expressément demandé de surveiller ses affaires, contre seulement 20 % dans le premier groupe ! Dans les deux cas les protagonistes n’avaient eu l’occasion de n’échanger que quelques mots et l’expérimentateur s’était bien présenté explicitement ou indirectement comme étant seul. Les personnes du second groupe auraient elles été plus courageuses que celles du premier et donc plus enclines à intervenir ? C’est douteux car si elles acceptèrent toutes de surveiller les affaires elles n’en avaient pas moins été choisies au hasard. Quelle était donc la différence fondamentale entre les deux situations ? Simple : le deuxième groupe s’était engagé et avait simplement dit "oui". A vrai dire qu’aurions-nous fait à leur place ? D’un point de vue formel, la question qui leur était posée ne concernait qu’un simple petit service, peu coûteux, "surveiller", c’est à dire jeter un coup d’œil de temps à autres à des affaires posées seulement à quelques mètres. Mais d’un point de vue interpersonnel, elle s’analyse comme une requête que l’on ne peut guère refuser, alors même que l’on dispose de la liberté de le faire. Nous avons donc là un contexte de liberté affirmée se conjuguant avec une situation sociale impliquant fortement une acceptation. Qui songerait à refuser ? L’expérience démontra que personne n’y songea. MM Beauvois et Joule parlent à ce propos de "soumission librement consentie". Oui, mais me direz-vous, il y avait contrainte, pression exercée sur les baigneurs. C’est donc cette contrainte qui explique leur acceptation. C’est exact mais explique t’elle leur intervention ? On pourrait légitimement penser que se sentant – à raison – manipulés, leur "engagement" aurait été faible. Or 95 personnes sur 100 intervinrent[1]. La raison de ce comportement tient dans une explication mise en évidence dès 1947 par un autre chercheur de psychologie sociale, Kurt Lewin : les gens ont naturellement tendance à adhérer à ce qui leur paraît être leurs décisions et donc à se comporter en conformité avec elles. Lewin compara l’efficacité de deux stratégies visant à modifier les habitudes de consommation des ménagères américaines, en l’occurrence acheter des bas morceaux de boucherie plutôt que des pièces nobles, du lait en poudre plutôt que du lait frais[2]… La première stratégie était de type persuasive, consistant en une série de conférences vantant la qualité et les bienfaits des produits suggérés. Si les ménagères affirmaient être convaincues seuls 3 % d’entre elles changèrent effectivement leur consommation. La deuxième consistait à réunir les ménagères en petits groupes et à leur délivrer le même type d’informations, mais cette fois-ci en favorisant au moyen d’un animateur les discussions et les échanges entre participantes. A la fin des réunions, l’animateur demandait expressément à ces dames d’indiquer en levant la main combien d’entre elles étaient disposées à servir des bas morceaux la semaine prochaine. Cette stratégie s’avéra beaucoup plus efficace : jusqu’à 32 % ! Lewin donna l’explication suivante : le succès de la deuxième option ne tenait pas à une plus grande force de persuasion mais au fait que les ménagères avaient été amenées à prendre (librement et de leur propre initiative) la décision d’acheter les produits, puis s’y étaient tout simplement tenues, et avaient ensuite persévéré le même comportement. Le chercheur parla d’un phénomène d’"adhérence" ou bien encore d’"effet de gel" conduisant l’individu à concrétiser sa décision[3]. Il faut ici préciser quelque chose de très important : nous aurions tort de croire qu’il s’agit là d’une adhérence à des raisons bonnes ou mauvaises, à des valeurs, ou à une idéologie, il est plus justement question d’une adhérence à un comportement. Or si pour le commun il n’est rien de plus agréable qu’une personne apparemment cohérente avec elle-même qui s’en tient à ce qu’elle a décidé, la vie nous montre bien souvent qu’il est fort utile de savoir changer d’avis. Shaw mit en évidence les aspects négatifs de l’effet de gel au travers d’une expérience qu’il réalisa dans une école de commerce. Il demanda aux étudiants de se mettre à la place d’un cadre de direction devant procéder à l’affectation d’un fond spécial de développement à l’une des deux filiales de sa compagnie. Cette première dotation effectuée il leur fut demandé d’en réaliser une deuxième en se projetant quelques années plus tard. Ils furent cette fois informés que la filiale ayant bénéficié de la première allocation comptait de mauvais résultats. Néanmoins la majorité persista. Modifiant ensuite l’expérience Shaw demanda aux étudiants de s’imaginer être le remplaçant du directeur qui avait procédé à la première affectation. Ils auraient cette fois pour charge d’allouer la deuxième. L’expérience démontra que n’étant pas impliqués, les sujets revinrent plus facilement sur la décision d’un autre. De nombreuses expériences poursuivirent ces travaux et permirent de mettre en évidence un phénomène d’ "escalade d’engagement" provoquant chez l’individu le plus rationnel le maintien de comportements les plus inadaptés[4]. Aronson l’expliqua en 1972 par un procédé d’autojustification amenant l’individu à persévérer dans son comportement – bon ou mauvais – afin d’affirmer la rationalité de sa première décision. Ici, de nouvelles décisions et de nouveaux actes viennent appuyer des actes et des décisions antérieures, servant de justification au comportement de l’individu. Joule parle de "rationalisation en acte". C’est parce que tel individu adopte tel comportement qu’il va choisir telle idée allant dans le sens de celui-ci et qu’il persévèrera, adaptant ou changeant au besoin d’idées s’il lui prenait de changer son comportement. En conclusion de cette introduction il est temps d’observer le caractère quelque peu pervers de ces mécanismes de l’esprit. En effet, certains parviennent à faire tomber l’individu dans de véritables pièges décisionnels et comportementaux. Pensez donc : ce seraient nos comportements qui feraient nos idées ! il y aurait donc en quelque sorte auto-manipulation. Mais revenons au cas de nos baigneurs new-yorkais et de nos ménagères. Leur décision nous l’avons vu, si elle fut prise en état de liberté exprimée, n’en fut pas moins le résultat d’une extorsion et donc d’une brillante manipulation basée sur la technique comportementale et non sur l’activité persuasive. Les différentes recherches qui s’ensuivirent permirent de démontrer qu’une organisation des circonstances permettaient en faisant produire un comportement A à un individu, de favoriser ensuite l’obtention de ce même individu d’un comportement B allant dans le même sens décisionnel. Ces recherches permirent de conceptualiser et de faire connaître au public un certain nombre de techniques qui étaient pour la plupart déjà connues dans le milieu du commerce. Toutes ont pour base de fonctionnement les principes décris plus haut : [1] Moriarty répéta son expérimentation dans un restaurant et obtint cette fois 100 % d’intervention dans le premier groupe contre seulement 12,5 % dans le second groupe. [2] L’expérience de Lewin était commanditée par le gouvernement américain dans le cadre d’une politique d’économie rendue nécessaire par l’effort de guerre. [3] Lewin définit l’engagement comme le lien existant entre l’individu et sa décision. De façon plus précise et selon MM. Beauvois et Joule "l’engagement correspond, dans une situation donnée, aux conditions dans lesquelles la réalisation d’un acte ne peut être imputable qu’à celui qui l’a réalisé". Ils en proposent une version plus juridique : "l’engagement correspond aux conditions de réalisation d’un acte, qui dans une situation donnée, permettent à un attributeur (personne extérieure) d’opposer cet acte à l’individu qui l’a réalisé". [4] Un exemple historique et ô combien tragique fut l’enlisement et le maintien des troupes américaines durant la guerre du Viet-Nam.
|